dimanche 10 avril 2016

LA CRÉATION : UN MODE D'EMPLOI...



"Ça fait trop peintre…"


…me disait un jour, dans son atelier, Bernard Damiano devant un de ses grands portraits de femme que bien des artistes auraient jugé pas mal réussi. Il regardait fixement la toile, clignant légèrement les yeux, tout entier à son observation. Alors, prenant subitement un large pinceau, il redessina avec de violents traits noirs l’arête du nez, l’arcade sourcilière, l’ovale du visage, l’amorce du cou…
Puis, piochant dans sa palette des mottes de matière fraîche, il étala de larges et épaisses touches de couleur, faisant comme une mosaïque, ou, mieux encore, comme un vitrail, insufflant au visage une vie nouvelle, une présence infinie. Il venait, tout à coup, avec une rage inspirée, de faire un Damiano !

 Bernard Damiano : Portrait de femme
 huile sur toile. © Col.part

Je n’ai jamais oublié cet instant unique, ni ce geste ; il me marqua, non point tant par sa fulgurance que par l’intense réflexion qui le décida et le guida. Plus qu’à une naissance, j’assistai à une résurrection, fait rare et cependant pratique artistique courante. Le moment où une image devient une œuvre procède d’une sorte de miracle, bien éloigné des explications rationnelles et des techniques d’embellissement, aussi étranger à une pulsion créatrice qu’à un projet venu de nulle part. C’est bien la transformation d’une œuvre préexistante qui mène à l’œuvre espérée, si ce n’est au chef-d’œuvre…

Damiano dessine admirablement, il est proche des classiques, mais il peint comme un COBRA… 

Bernard Damiano : Étude de nu
mine de plomb sur papier. © Col.part.

Vu de l’extérieur, le problème semble bien anodin : - Mon Dieu, l’artiste peut bien faire ce qu’il veut, pourvu que le résultat nous plaise et trouve notre sensibilité…

De l’intérieur, la question ne se pose pas tout à fait dans les mêmes termes. Pour l’heure, il s’agit bien moins de plaire aux autres que de se plaire, à soi-même. Et cela est beaucoup plus compliqué : nous n’avons pas pour nous les complaisances que nous accordons à autrui, par indifférence. Loin s‘en faut ! À notre égard, l’exigence n’a pas de limites, persuadés que nous sommes de valoir beaucoup plus que ce que nous valons… À ce petit jeu, la surenchère est de mise, sans fin et c’est tant mieux.

 Bernard Damiano : Grande femme au fond vert
 huile sur toile.  © Col. part.

Mutatis mutandis, je ne suis pas persuadé que, seuls, les deux échecs de Léonore poussèrent Beethoven à modifier son opéra pour en faire Fidelio. Il n’était pas homme à se laisser influencer par la critique, d’où qu’elle vienne. Il n’était pas non plus du genre à immoler une part de son art sur l’autel de la mode, ni à concéder quoi que ce soit à la médiocrité publique. Non, Beethoven n'était pas content de lui...!

 Beethoven
 Buste en marbre.  Allemagne, vers 1850
 © Col.part.
  
Beethoven en 1805 compose son premier et unique opéra, Léonore, qui deviendra, en 1814,  Fidelio. Nous avons, par bonheur, les deux partitions (pas comme pour Damiano !). Ici, le chemin peut se prendre dans les deux sens, partir du départ vers l’arrivée, ou bien le contraire. Passionnants voyages, si beaux et si divers paysages, si surprenants points de vue. L’impression d’entrevoir en marche la mécanique créatrice, réformatrice en l’occurrence, du génie. Suivre, par dessus son épaule, la main de Michel-Ange… Entrapercevoir de quelle manière Beethoven bouleverse la matière tout en conservant l’élan créateur originel ; de quelle manière, loin d’en diminuer la forme, il la rend essentielle, plus dense,  mais non plus aride. Entre autres reconstructions, dans la version définitive de 1814 la suppression des récitatifs "resserre" l’action, opérant ainsi une formidable adéquation du livret à la musique. Pensez : la version de 1805 compte 40 numéros, celle de 1814, 25 ! Comme si la musique ne devait pas être interrompue par la parole, comme si, à un tel niveau, hormis la musique et le chant, tout devenait bavardage : Prima la musica
Contrairement à l’incommensurable duo Beaumarchais - Da Ponte, Beethoven ne disposait que d’un piètre livret quant à la lettre : la lettre seule, car dans l’esprit, la trame était à la mesure du compositeur. Le destin dramatique duquel l’homme est le jouet, l’injustice, le despotisme et la mort  se confrontent aux idéaux révolutionnaires du temps, à l’espérance, la liberté, l’amour conjugal poussé jusqu’au sacrifice ultime. Tout cela était bien conforme aux aspirations philosophiques de Beethoven, à ses convictions progressistes (l’inventaire post mortem de sa bibliothèque fait état de nombreux ouvrages interdits par la censure impériale). Déjà, à travers Léonore, le Maître "adressait son premier appel, sa première exhortation à l’humanité".
Dès 1800, Beethoven (avec Haydn) est admiratif des Deux journées  de Luigi Cherubini dont le livret offre - outre une source  commune, un auteur français conquis aux vastes sentiments de l'époque révolutionnaire - des similitudes idéologiques avec celui de Léonore. L’air du temps…
Dans la composition de 1805, Beethoven obéit à l’action théâtrale que lui trace le texte, c’est-à-dire à la forme classique de l’opéra, alternant les récitatifs et les parties chantées. C’est ainsi que les musiciens de son temps écrivaient les opéras. Mais l’air du temps ne suffit pas à Beethoven.
Indubitablement et avec bonheur, de Léonore naît Fidelio. Le fait que Beethoven "reprenne" une œuvre existante est essentiel ; ce geste s’apparente invariablement lorsque je l’évoque avec le sublime non finito des marbres de Michel-Ange (encore lui… décidément il y a des rapprochements que je ne puis m’empêcher de faire). Une œuvre nouvelle qui doit certes beaucoup à son ascendance mais qui s’impose maintenant par son caractère unique, par les accents du pur génie ici retrouvé et offert, une œuvre sans laquelle le monde serait certainement encore un peu plus seul. 

 Vienne, 23 mai 1814, au théâtre de la Porte de Carinthie,
1ère représentation de Fidelio dans sa version définitive.

Et surtout, ne vous méprenez pas : Beethoven ignorait totalement le Couper/Coller…
De sa première version, Beethoven a dû penser : "Ça fait trop musicien… ! "

Masque mortuaire de Beethoven
© Col. part.

Généralement – et c’est éminemment souhaitable – l’artiste est avant tout un artisan habile. Quelle que soit la discipline envisagée, l’œuvre d’art se doit tout d’abord d’être une œuvre, c’est-à-dire un ensemble conforme aux règles qui lui assureront compréhension et pérennité - même l’éphémère a ses règles, celles de l’éphémère... L’acte créateur commence donc toujours par le choix d’une technique, d’un geste qui peut être qualifié d’artisanal, dans la mesure où il est totalement maitrisé. Après, faire du geste d'artisan un geste d’artiste est une autre paire de manches ! Il convient de libérer l’œuvre de tout ce qui pourrait entraver le discours du créateur, qui risquerait, par de fâcheux contre-sens, d’en altérer le sens et la compréhension et de cacher sous la couche du savoir-faire le "rendu" souhaité par l'artiste. C’est cet obscur travail de gestation qui m'interroge, qui m'interpelle sans cesse. Ni plus ni moins que le processus de la création, ses arcanes, sa mystérieuse et magnifique alchimie. La transformation nécessaire - quelque fois insensible mais suffisante – d’une belle œuvre en œuvre d’art.
Paul Conte
Avril 2016