"Ça fait trop peintre…"
…me disait un jour, dans son
atelier, Bernard Damiano devant un de ses grands portraits de femme que bien
des artistes auraient jugé pas mal réussi. Il regardait fixement la toile, clignant
légèrement les yeux, tout entier à son observation. Alors, prenant subitement un
large pinceau, il redessina avec de violents traits noirs l’arête du nez,
l’arcade sourcilière, l’ovale du visage, l’amorce du cou…
Puis, piochant dans sa palette
des mottes de matière fraîche, il étala de larges et épaisses touches de
couleur, faisant comme une mosaïque, ou, mieux encore, comme un vitrail,
insufflant au visage une vie nouvelle, une présence infinie. Il venait, tout à
coup, avec une rage inspirée, de faire un Damiano !
Bernard Damiano : Portrait de femme
huile sur toile. © Col.part
Je n’ai jamais oublié cet
instant unique, ni ce geste ; il me marqua, non point tant par sa
fulgurance que par l’intense réflexion qui le décida et le guida. Plus qu’à une
naissance, j’assistai à une résurrection, fait rare et cependant pratique
artistique courante. Le moment où une image devient une œuvre procède d’une
sorte de miracle, bien éloigné des explications rationnelles et des techniques
d’embellissement, aussi étranger à une pulsion créatrice qu’à un projet venu de
nulle part. C’est bien la transformation d’une œuvre préexistante qui mène à
l’œuvre espérée, si ce n’est au chef-d’œuvre…
Damiano dessine admirablement,
il est proche des classiques, mais il peint comme un COBRA…
Bernard Damiano : Étude de nu
mine de plomb sur papier. © Col.part.
Vu de l’extérieur, le problème
semble bien anodin : - Mon Dieu,
l’artiste peut bien faire ce qu’il veut, pourvu que le résultat nous plaise et
trouve notre sensibilité…
De l’intérieur, la question ne
se pose pas tout à fait dans les mêmes termes. Pour l’heure, il s’agit bien
moins de plaire aux autres que de se plaire, à soi-même. Et cela est beaucoup
plus compliqué : nous n’avons pas pour nous les complaisances que nous
accordons à autrui, par indifférence. Loin s‘en faut ! À notre égard, l’exigence n’a
pas de limites, persuadés que nous sommes de valoir beaucoup plus que ce que
nous valons… À ce petit jeu, la surenchère est de mise, sans fin et
c’est tant mieux.
Bernard Damiano : Grande femme au fond vert
huile sur toile. © Col. part.
huile sur toile. © Col. part.
Mutatis mutandis, je ne suis
pas persuadé que, seuls, les deux échecs de Léonore
poussèrent Beethoven à modifier son opéra pour en faire Fidelio. Il n’était pas homme à se laisser influencer par
la critique, d’où qu’elle vienne. Il n’était pas non plus du genre à immoler
une part de son art sur l’autel de la mode, ni à concéder quoi que ce soit à la
médiocrité publique. Non, Beethoven n'était pas content de lui...!
Beethoven
Buste en marbre. Allemagne, vers 1850
© Col.part.
Beethoven en 1805 compose son
premier et unique opéra, Léonore, qui
deviendra, en 1814, Fidelio. Nous avons, par bonheur, les
deux partitions (pas comme pour Damiano !). Ici, le chemin peut se prendre
dans les deux sens, partir du départ vers l’arrivée, ou bien le contraire.
Passionnants voyages, si beaux et si divers paysages, si surprenants points de
vue. L’impression d’entrevoir en marche la mécanique créatrice, réformatrice en
l’occurrence, du génie. Suivre, par dessus son épaule, la main de Michel-Ange… Entrapercevoir
de quelle manière Beethoven bouleverse la matière tout en conservant l’élan créateur
originel ; de quelle manière, loin d’en diminuer la forme, il la rend
essentielle, plus dense, mais non
plus aride. Entre autres reconstructions, dans la version définitive de 1814 la suppression des récitatifs
"resserre" l’action, opérant ainsi une formidable adéquation du livret à la
musique. Pensez : la version de 1805 compte 40 numéros, celle de 1814,
25 ! Comme si la musique ne devait pas être interrompue par la parole,
comme si, à un tel niveau, hormis la musique et le chant, tout devenait
bavardage : Prima la musica.
Contrairement à l’incommensurable duo Beaumarchais - Da Ponte, Beethoven ne disposait que d’un piètre livret quant à la lettre : la lettre seule, car dans l’esprit, la trame était à la mesure du compositeur. Le destin dramatique duquel l’homme est le jouet, l’injustice, le despotisme et la mort se confrontent aux idéaux révolutionnaires du temps, à l’espérance, la liberté, l’amour conjugal poussé jusqu’au sacrifice ultime. Tout cela était bien conforme aux aspirations philosophiques de Beethoven, à ses convictions progressistes (l’inventaire post mortem de sa bibliothèque fait état de nombreux ouvrages interdits par la censure impériale). Déjà, à travers Léonore, le Maître "adressait son premier appel, sa première exhortation à l’humanité".
Contrairement à l’incommensurable duo Beaumarchais - Da Ponte, Beethoven ne disposait que d’un piètre livret quant à la lettre : la lettre seule, car dans l’esprit, la trame était à la mesure du compositeur. Le destin dramatique duquel l’homme est le jouet, l’injustice, le despotisme et la mort se confrontent aux idéaux révolutionnaires du temps, à l’espérance, la liberté, l’amour conjugal poussé jusqu’au sacrifice ultime. Tout cela était bien conforme aux aspirations philosophiques de Beethoven, à ses convictions progressistes (l’inventaire post mortem de sa bibliothèque fait état de nombreux ouvrages interdits par la censure impériale). Déjà, à travers Léonore, le Maître "adressait son premier appel, sa première exhortation à l’humanité".
Dès 1800, Beethoven (avec Haydn)
est admiratif des Deux journées
de Luigi Cherubini dont le livret offre - outre une source commune, un auteur français conquis aux vastes sentiments de l'époque révolutionnaire - des
similitudes idéologiques avec celui de Léonore.
L’air du temps…
Dans la composition de 1805,
Beethoven obéit à l’action théâtrale que lui trace le texte, c’est-à-dire à la
forme classique de l’opéra, alternant les récitatifs et les parties
chantées. C’est ainsi que les musiciens de son temps écrivaient les opéras.
Mais l’air du temps ne suffit pas à Beethoven.
Indubitablement et avec
bonheur, de Léonore naît Fidelio. Le fait que Beethoven
"reprenne" une œuvre existante est essentiel ; ce geste
s’apparente invariablement lorsque je l’évoque avec le sublime non finito des marbres de Michel-Ange
(encore lui… décidément il y a des rapprochements que je ne puis m’empêcher de
faire). Une œuvre nouvelle qui doit certes beaucoup à son ascendance mais qui
s’impose maintenant par son caractère unique, par les accents du pur génie ici
retrouvé et offert, une œuvre sans laquelle le monde serait certainement encore un peu
plus seul.
Vienne, 23 mai 1814, au théâtre de la Porte de Carinthie,
1ère représentation de Fidelio dans sa version définitive.
1ère représentation de Fidelio dans sa version définitive.
Et surtout, ne vous méprenez
pas : Beethoven ignorait totalement le Couper/Coller…
De sa première version,
Beethoven a dû penser : "Ça fait trop
musicien… ! "
Masque mortuaire de Beethoven
© Col. part.
Généralement – et c’est
éminemment souhaitable – l’artiste est avant tout un artisan habile. Quelle que
soit la discipline envisagée, l’œuvre d’art se doit tout d’abord d’être une
œuvre, c’est-à-dire un ensemble conforme aux règles qui lui assureront
compréhension et pérennité - même l’éphémère a ses règles, celles de
l’éphémère... L’acte créateur commence donc toujours par le choix d’une
technique, d’un geste qui peut être qualifié d’artisanal, dans la mesure où il
est totalement maitrisé. Après, faire du geste d'artisan un geste
d’artiste est une autre paire de manches ! Il convient de libérer l’œuvre de
tout ce qui pourrait entraver le discours du créateur, qui risquerait, par de
fâcheux contre-sens, d’en altérer le sens et la compréhension et de cacher sous la couche du savoir-faire le "rendu" souhaité par l'artiste. C’est cet obscur travail de
gestation qui m'interroge, qui m'interpelle sans cesse. Ni plus ni moins que le
processus de la création, ses arcanes, sa mystérieuse et magnifique alchimie. La
transformation nécessaire - quelque fois insensible mais suffisante – d’une
belle œuvre en œuvre d’art.
Paul Conte
Avril 2016